Derrière ces mots se cachent des réalités différentes, le mot de «mal», son auto-attribution par le locuteur, désigne quelque chose, un objet intentionnel dirait un phénoménologue, un contenu justement non-intentionnel corrigerait un linguiste ; un «quale» dirait enfin un philosophe analytique. La littérature médicale, elle, distingue généralement, et suit par là une intuition commune, entre Douleur et souffrance. Selon que l’origine du «mal» est, pour faire vite, physique ou psychique.
J’aimerais ici reprendre et discuter cette dernière distinction, d’abord parce qu’elle devient un pli dans la réflexion sur le sujet, ensuite parce que je n’ai rien de formidable à lui objecter.
Je reviendrai prochainement, dans 3 autres posts :
– sur la pensée analytique du «quale» de la douleur,
– sur la notion de «cause» à propos des psychotropes et des anti-douleurs,
– sur la délicate question de la relation entre les différentes acceptions de la notion de «mal» dans les domaines médical et moral.
La distinction entre douleur et souffrance me paraît pertinente, c’est le critère de cette distinction qui me le semble beaucoup moins.
Je vais défendre ici, non l’idée d’une double identification douleur/physique, souffrance/psychique, mais une combinaison de ces 4 termes. Le but est de proposer et de justifier des distinctions étiologiques du «mal» exprimé en première personne, et en inférer des catégories thérapeutiques.
L’Association Internationale pour l’Etude de la Douleur (IASP) définit ainsi la douleur :
«La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à des lésions tissulaires réelles ou potentielles ou décrites en termes de telles lésions.»
Pour la souffrance le dictionnaire donne :
«Fait de souffrir, d’éprouver une douleur physique ou morale; état d’une personne qui souffre. Souvent au plur. Fait d’éprouver une douleur physique. Synon. douleur(s).»
On le voit, dans la terminologie médicale, la souffrance est souvent assimilée à la douleur.
Si l’on se réfère à la première définition de la souffrance citée plus haut, elle décrit le ressenti, la dimension psychique de la douleur, du mal éprouvé.
Remarque.
Le terme de souffrance possède aussi un autre sens, est employé dans des circonstances qui peuvent paraître à première vue bien éloignées des emplois décrits plus haut :
«[En parlant d’un envoi, d’une expédition] En attente de parvenir à son destinataire ou d’être retiré(e) par lui. Colis, lettre en souffrance. Objet en souffrance. Objet qui n’a pu être acheminé à son destinataire.»
Différencier la douleur de la souffrance, quelques pistes.
Selon le sens commun, on l’a dit, la douleur est du côté du physique, quand la souffrance est du côté du psychique. C’est à dire, dans le cadre de la maladie, que la douleur désigne le «signal» corporel transmis par voie nerveuse au système neuronal, quand la souffrance décrit le ressenti de cette douleur par le sujet, son interprétation subjective, la manière qu’a le patient de «vivre intérieurement» l’expérience de la douleur.
Deux remarques.
– Le terme de souffrance peut être employé plus largement sans qu’il soit associé à une douleur physique : on parle alors de souffrance psychique, maladie mentale, dépression… (voir plus haut)
– Le terme de douleur peut aussi dans certaines circonstances désigner le mal psychique : la mater dolorosa (douleur de Marie à la mort de son fils le Christ). Notons que le mot douleur est employé couramment lors des décès pour désigner la peine des proches, lors des deuils : voir le mot «condoléance».
Si on revient maintenant à la dernière définition de la souffrance que nous avons rappelée, un objet en souffrance est un objet qui «attend», qui n’a pas trouvé son destinataire. Plus généralement on dira qu’une personne souffre d’une émotion, d’un vécu, qui n’a pas réussi à être verbalisé, qui n’a pas trouvé son sens dans l’histoire subjective du sujet. On souffre de ce qu’un vécu reste en attente d’être dit, articulé dans le langage. Analysé.
La douleur, quant à elle, est donc sans doute ce reste, ce «mal» éprouvé qui ne peut être verbalisé, «sublimé», analysé, compris, qui ne peut disparaître, être dissous par la parole dans le langage. Ainsi de la perte d’un être cher.
La douleur appelle la solitude, la souffrance appelle la présence de l’autre.
La douleur n’est pas plus «physique» que la souffrance. Elle sont toutes deux des expériences subjectives, psychiques.
Mais, l’une est d’autant plus forte que sa cause est consciente, alors que l’autre est d’autant plus forte que sa cause est inconsciente.
On dit d’un malade hospitalisé qu’il «souffre». On dit «souffrir» du genou. Où est le rapport au langage ? Revenons sur la notion de souffrance comme attente : le patient (qui «patiente») attend d’être soigné, d’être guéri. Il attend patiemment de recouvrer autant que faire se peut la santé. Son corps est donc bien (comme la lettre des PTT) en «souffrance». Un genou amoché «attend» de retrouver ce à quoi il est destiné. Il «souffre» de ne pas plier.
Douleur et souffrance sont confondus dans leur premier symptôme : «J’ai mal».
Elles se différencient dans leur étiologie.
Conséquences éthiques pour la médecine et les pratiques hospitalières.
Distinctions étiologiques :
A- la douleur dite «physique», i.e. celle informée nerveusement par un dysfonctionnement du corps propre.
B- La douleur dite «psychique», celle informée «clairement et distinctement» par une perte dans les conditions existentielles (perte d’un proche, d’un organe, d’une liberté de mouvement, de temps à vivre etc.)
C- La souffrance dite «physique», épreuve du temps (objectif) du recouvrement de la santé.
D- La souffrance dite «psychique», épreuve du temps (subjectif) de la formulation d’un traumatisme (en fait d’un vécu).
Conséquences quant aux fins thérapeutiques :
A- Suppression de la douleur «signal» (car plus de rôle dès lors que la maladie est prise en charge), abaissement de la douleur chronique (qui prend fin avec la fin de la maladie elle-même). Abandon de l’esprit à l’imaginaire, identification au corps propre.
B- Le deuil, i.e. l’acceptation de nouvelles contraintes existentielles, et, plus essentiellement, acceptation de la finitude. Abandon de la personne au mystère, aux voies impénétrables, à l’incompréhensible, au non-savoir.
C- La sérénité, i.e. visualisation de futurs jours meilleurs. Confiance, abandon de l’individu au thérapeute. Création d’un «patient».
D- L’entente. Avoir trouvé une «oreille». Abandon du sujet à son propre discours.
Conséquences quant aux moyens thérapeutiques.
A- Anti-douleur.
B- Le silence. L’acceptation de l’imcommunicabilité radicale de la douleur et le respect de la solitude essentielle du travail de deuil.
C- Transparence du diagnostic, exposé clair des traitements possibles et de leurs conséquences, abandon du choix du traitement au malade (pour qu’il accepte de s’abandonner lui-même ensuite).
D- Le don. Donner les conditions favorables à l’émergence du discours de l’Autre, cf Freud (écoute, interprétation, transfert), Lacan (économie structurale des 4 discours fondamentaux, Parler depuis le non-savoir…), Kierkegaard (la grâce), Lévinas (accueillir la vérité de la parole de l’Autre)… Bref, une question d’éthique.
JMV