Semaine d’information sur la santé mentale
Jeudi 20 mars, Guingamp, amphithéâtre UCO
Conférence
donnée par M. Jean-Marie Vidament
Notre intervention sera centrée sur la difficile position de l’aidant, qu’il soit naturel ou professionnel. Comment venir en aide sans imposer son propre désir ? Comment prévenir sans provoquer craintes et suspicion ? Comment promouvoir un service sans envahir le sujet en souffrance ? Nous pensons que ces questions sont au cœur de l’éthique, au cœur de la réflexion sur la relation à l’autre, par-delà la question de la pathologie.
Mieux-être
Commençons par remarquer ce que dit l’OMS de la santé mentale :
La santé mentale englobe la promotion du bien-être, la prévention des troubles mentaux, le traitement et la réadaptation des personnes atteintes de ces troubles.
Dans le cadre de cette semaine d’information sur la santé mentale, nous avons voulu reprendre les tout premiers termes de cette définition et les interroger.
Le terme de bien-être questionne. Il induit deux aspects qu’on voudrait éviter, statique et définitionnel. Parler de l’être d’une personne, même en bien, l’atteint dans son essence, touche à ce qu’elle est, par définition. Il nous paraît difficile d’aborder la santé mentale par ce côté, plutôt que de la saisir immédiatement dans sa dynamique de vie, dans son interraction avec celle des autres. Nous aurions préféré aller bien ou bien vivre, à être bien ou bien-être. Mieux vivre ou aller mieux, plutôt que mieux-être. «Comment vivre pour mieux vivre» fut d’ailleurs le premier titre évoqué lors des réunions préparatoires à cette conférence.
Remarquons enfin que lorsque nous nous enquerrons de la santé de quelqu’un, nous demandons Comment va-t-il ?, et non Comment est-il ?
Aider
Ce petit préambule nous autorise donc à reformuler notre question : Comment aider l’autre à aller mieux ?
La notion d’aide est une notion fortement positive. Elle est associée à un hallo d’images et de termes qui figurent parmi les meilleures dispositions humaines : consoler, écouter, conseiller, épauler, prendre dans ses bras, sécher les larmes, etc.
Aider l’autre à aller mieux est moralement positif. Aucune éthique, aucune morale, aucune culture ne réprouve l’idée de venir en aide aux autres. Aucune philosophie non plus qu’aucune religion, aucune pensée, aucune vison politique, même la plus individualiste, même la plus libérale, interdit ou désaprouve qu’on vienne en aide. Certes, il existe des positions qui prônent une certaine indifférence émotionnelle, qui visent l’ataraxie. Sans toutefois charger négativement la notion.
Bien au contraire, dans la plupart des pensées et des religions, l’aide aux autres constitue le modèle, le paradigme du bien agir. C’est l’action morale par excellence. Aider quelqu’un à aller mieux est le symbole de la générosité ; tendre la main à celui qui souffre, le geste humain par excellence. C’est, selon l’expression commune, «faire le bien». Prendre soin de l’autre est la marque du cœur, le signe de la bonté, la vertu cardinale, que toutes les morales véhiculent à travers les figures de héros. On se souvient des sacrifices exemplaires des résistants de L’armée des ombres. Figures de dévouement et de sacrifice que les religions exemplifient par leurs saints.
Mais alors, quel est le problème ?
On serait facilement tenté de croire que toute la difficulté et le questionnement éthique autour de l’aide tiennent dans le débat intérieur à chacun, torturé entre don de soi et intérêts égoïstes. On serait tenté de penser que la position d’aidant est en soi une vertu, par soi seule suffisante à accomplir un acte «éthique», qu’il revient à chacun de réaliser autant qu’il le peut, en luttant contre les tentations d’intérêts personnels immédiats, en luttant contre des plaisirs assurés, en s’arrachant à des honneurs factices ou en se détachant des vains calculs de la cupidité.
Cette question n’est sans doute ni absurde ni dénuée d’intérêt. Mais il nous semble qu’elle en masque une autre, qui l’englobe et la dépasse : À quelles conditions puis-je venir en aide aux autres ? Comment puis-je être assuré que mon action contribuera à soulager la souffrance de quelqu’un ? Que sais-je de mes motivations et de mes intentions quand je décide d’apporter mon aide ? N’y a-t-il pas une tentation d’aider ?
Pour le dire plus concrètement, nous n’allons pas ici explorer les combats métaphysiques que se livre le sujet pour décider si oui ou non il doit s’engager à aider les autres à aller mieux. Nous partirons du fait. Nous allons maintenant analyser les mécanismes psychologiques en jeu au sein de la relation d’aide afin de comprendre les enjeux éhiques que cette relation sous-tend. Nous allons, en nous appuyant chaque fois sur des exemples de situations très simples, tenter de montrer le fossé qui peut exister entre l’intention au départ et les effets réels de l’action. Nous essaierons de montrer chaque fois pourquoi ce fossé existe, et chaque fois comment il est possible de le combler.
Le constat :
Qui n’a pas déjà au moins une fois échoué en voulant venir en aide à un proche ? On a tous malheureusement fait cette expérience cruelle et amère. Cruelle et amère parce qu’on pensait justement bien faire. Parce que le geste était gratuit, libre, dénué d’intérêt personnel. On a voulu prodiguer un conseil et on s’est fait envoyer promener. On a écouté son voisin de pallier toute une nuit et depuis il vous évite ou vous adresse des regards froids. On a voulu prévenir sa fille contre les méfaits du tabac et depuis elle allume fièrement une cigarette chaque fois que vous entrez dans sa chambre.
Cruelle et amère donc.
Notre analyse de la relation d’aide va se découpler en deux termes qui caractérisent l’aide active, en tant que mouvement volontaire vers l’autre, la prévention et la promotion. Nous laissons volontairement de côté ici le problème éthique de la position et de la réponse de l’aidant face à une demande explicite.
Prévenir
Mieux vaux prévenir que guérir. L’idée est séduisante et semble à ce point frappée de bon sens que tout argument en sa faveur prend des allures qui approchent le ridicule.
Et pourtant…
Nous allons tenter de mettre au jour ici une grande difficulté, du point de vue de l’éthique, qui accompagne toute tentative de prévention pour venir en aide à autrui.
Exemple 1 : Un agent de sécurité entre dans la salle de conférence et annonce « Tout va bien, ne vous inquiétez pas, restez calme, nous maîtrisons la situation ».
Nous ne sommes pas certain que l’effet produit soit tout à fait conforme à l’intention initiale. Nous pouvons même avancer sans trop de risques que l’annonce provoquera une certaine inquiétude, voire un léger mouvement de panique. Nous constatons donc une disjonction nette, même une contradiction entre l’effet voulu et l’effet produit. Et cela, alors même que le contexte est clair, les protagonistes de bonne foi, sans intentions tordues ni cachées.
Que s’est-il donc passé ?
Exemple 2 : J’ai une fille de 14 ans et un jour, par souci pour sa santé, je tente de la prévenir contre les méfaits du tabac, lui explique les dangers auxquels elle s’exposerait et la tristesse que j’en éprouverais. Depuis, chaque fois que j’entre dans sa chambre elle allume ostensiblement une cigarette devant moi.
Que s’est-il passé ?
Exemple 3 : Vous êtes à l’hôpital pour un acte chirurgical courant, vous vous allongez comme on vous le demande, détendu, quand le médecin préçise : «Vous allez voir, tout va très bien se passer». Et soudain une vague inquiétude vous gagne…
Que s’est-il passé ?
Revenons à notre agent de sécurité. Imaginons qu’il y ait eu un début d’incendie dans un tableau électrique, incendie qui aura été rapidement maîtrisé. Les pompiers sont attendus pour la forme, néanmoins un peu de fumée a été produite et notre agent craint qu’on s’inquiète ou qu’on s’affole en percevant des odeurs de plastique brûlé. Il vient donc dans la salle pour prévenir un éventuel mouvement de panique. Et parce qu’il craint un mouvement de foule incontrolable en commençant par parler de feu ou d’incendie, il décide de commencer par nous prévenir de l’heureuse conclusion de l’incident : Tout va bien.
Voilà pour son point de vue.
Mais nous qui sommes dans la salle ne percevons pas le même message. Alors que nous distinguons parfaitement les mots prononcés, ceux qu’a sciemment voulu prononcer notre agent. Mais justement, tout est là : c’est parce qu’il nous demande de rester calme, parce qu’il nous affirme maîtriser la situation, que nous nous demandons pourquoi. Pourquoi, alors que nous ne demandions rien (et que donc nous n’étions pas inquiets),nous demande-t-il de ne pas nous inquiéter. Il faut donc qu’il ait ommi une information qui aurait pu ou qui pourrait nous inquiéter. Et c’est cette information, justement parce que nous ne la possédons pas, qui nous inquiète. Parce que nous ne la possédons pas et qu’il a volontairement choisi de ne pas nous la fournir. Manifestement il nous cache quelque chose, quelque chose qui manque logiquement, et c’est donc tout aussi logiquement que nous nous inquiétons. Le fond du problème, qui risque d’apparaître dans toute démarche de prévention, est le manque de confiance implicite dans la capacité de jugement de la personne à qui l’on veut venir en aide. Bien sûr, s’il avait commencé par nous dire «Il y a 30 minutes le feu a pris dans un tableau électrique.» nous aurions été interpellé. Mais nous aurions tout de même attendu relativement confiant la suite des explications, et ce justement parce qu’il nous aurait fait confiance. Si donc, après son annonce, il s’était tu et avait laissé dans la salle quelqu’un poser la question : «Et alors, sommes-nous en danger ?» il aurait répondu simplement «Non, mais je tenais à vous en informer, au cas où vous sentiriez une odeur de brûlé». Et tout le monde serait resté effectivement calme et confiant.
Pour le dire autrement, le problème vient de ce que, lorsqu’une personne s’adresse à nous spontanément, notre attention est plus portée sur son intention que sur le message lui-même. Et il y a une explication à cela : pour prendre la parole, pour rompre le silence et prendre la parole alors qu’aucune question ne venait la provoquer, il faut qu’il y ait un désir, un motif, une cause qui vienne l’expliquer. Causes, intentions, que nous cherchons avidement à décrypter. Remarquez par exemple comment nous réagissons face à un inconnu qui nous interpelle dans la rue. Notons encore que si cet inconnu est un SDF qui demande un euro nous comprenons rapidement pourquoi. L’enquête est rapidement élucidée. En revanche, si cet inconnu vous arrête pour vous proposer son aide, s’il veut vous prévenir contre les dangers d’une invasion extraterrestre, vous conseiller pour gagner 100 000 euros ou vous aider à sauver votre âme, vous êtes naturellement un tantinet méfiant. Et pas seulement parce que le propos est extravagnant, mais parce qu’on se méfie de toute proposition d’aide qu’on n’a pas demandée, ou que notre situation nous semble-t-il n’appelle pas. Vous éprouverez toutes les difficultés, par exemple, à faire accepter un euro tendu spontanément à un inconnu dans la rue. Face à une prise de parole, on cherche donc l’intention.
Le cas de l’exemple n°3 est éloquent à cet égard. Votre médeçin vous dit «Vous allez voir, tout va très bien se passer». Pour quel motif ? S’il cherche à me rassurer, c’est qu’il imagine que je pourrais avoir des raisons d’être inquiet. Quelles raisons ? Quelles catastrophes, quelles épouvantables erreurs médicales a-t-il lui en tête pour se sentir en devoir de me rassurer ?
Faisons encore un pas de plus.
Freud remarque très judicieusement qu’il est impossible d’évoquer une chose sans en même temps évoquer son contraire (1). Que le sens d’un mot n’apparaît que dans son apposition dans l’imaginaire à son contraire. Pour évoquer la notion de clarté vous devez nécessairement évoquer quelque chose de clair sur un fond sombre. Aussi, il est impossible d’entendre un message de paix, un conseil de rester en paix, sans envisager turbulence, panique et affolement. De même, dans un petit texte de 1925, appelé La Négation, Freud explique que si la négation a bien un pouvoir logique, il est impuissant à «barrer» le pouvoir signifiant d’un mot ou d’une locution. Par exemple dans la phrase : «Votre mère n’est pas morte».
Les entreprises de prévention, par leur carctère volontaire, parce que, par définition, elles «vont au devant» de possibles maux, prennent toujours un risque en nommant ce qu’elles cherchent justement à écarter. Indéniablement les campagnes de prévention «donnent des idées». Il y a là une responsabilité dont il convient de ne pas négliger la portée.
Notre premier exemple nous fournissait enfin une dernière piste que nous n’avons pas explorée. Et qui est pourtant, selon nous, plus pertinente parce que plus générale. L’agent de sécurité, par son acte de prévention, a avant tout communiqué sa crainte. Les campagnes de prévention communiquent avant tout les peurs qui les motivent. Le père qui dit : «Je te préviens, si tu n’obéis pas tu vas prendre une fessée» prévient une situation qu’il tente d’éviter. Il dévoile une crainte, une peur. Crainte ou peur, soit dit en passant, qui n’échappent pas à l’enfant. Ce qui explique que les enfants prennent tant de fessées malgré nos préventions. Ce qui explique les effets contre-productifs de nombre de nos campagnes de prévention (contre les drogues, le VIH, le tabac…)
Pour bien comprendre les mécanismes en jeu reprenons notre exemple n°2.
Pourquoi ma fille de 14 ans fume sous mon nez alors que je venais de lui montrer et lui démontrer par A+B les horreurs qui l’attendaient si elle commençait ?
Eh bien, parce que ma fille, pendant que je lui parlais, a entendu deux informations. La première concernait les méfaits du tabac, ce n’était pas passionnant mais elle a écouté patiemment. La deuxième concernait ma peur qu’elle ne commence. Ma crainte de la voir un jour malade, ma désolation de la voir s’abîmer et tousser, ma tristesse de la savoir accro. Et cette information est de loin plus intéressante pour une adolescente. Elle découvre un moyen de me faire mal. De me toucher. De me bousculer et de bousculer les lignes.
Ce que montre l’exemple n°2, c’est que celui à qui nous voulons porter notre aide, non seulement n’en veut pas toujours, mais en plus, parfois, ne nous veut pas que du bien.
À ce point de notre analyse nous aimerions encore ajouter ceci qui sans doute ne simplifira pas la tâche de l’aidant : l’objet de sa crainte ou de sa peur est en même temps objet de désir. Le père qui craint de donner une fessée le craint justement parce qu’il sent en lui le désir de la donner, parce qu’il sent le soulagement que lui procurerait l’acte. Ce dont il a peur, ce qu’il craint c’est de céder, si la situation perdure, d’être envahi par l’émotion et la jouissance qu’il y aurait à passer à l’acte. Aussi essait-il par sa prévenance d’écarter une fin qui à la fois l’attire et le repousse. Il lutte. Il lutte et au fond il serait juste d’ajouter que sa prévention est un appel à l’aide. Le risque, dans cette manière de pratiquer la prévention, c’est de la transformer en un aveu d’impuissance et d’irresponsabilité. D’impuissance parce qu’on fond on dit : «Je t’aurai prévenu, si tu continues je ne maîtrise plus rien». D’irresponsabilité, parce qu’alors l’autre, parce qu’il est prévenu, sera rendu responsable des conséquences de ses actes.
On voudra peut-être entendre dans nos propos une condamnation sans appel de toute entreprise de prévention.
Il n’en est rien.
Nous pensons au contraire qu’il peut être parfois très utile et responsable d’avouer son impuissance face à une situation : avouer qu’on sera incapable d’empêcher sa fille de fumer si elle le veut, avouer qu’on est impuissant devant une épidémie et qu’il devient de la responsabilité de chacun de se protéger, prévenir qu’il y aura un stade dans la provocation où l’on ne pourra plus contenir sa violence. Seulement, et c’est là après tout l’essentiel, il ne faut pas être dupe des conséquences. Il est toujours mieux de savoir que prévenir c’est passer la main, et que celui à qui l’on s’adresse dès lors fait la loi.
Osons maintenant une interprétation de notre exemple n°1 : le problème de notre agent de sécurité, et c’est pourquoi son acte de prévention est manqué (c’est-à-dire qu’il atteint en fait pleinement un but inconscient), c’est qu’il est envahi par son désir de désordre. Explication.
L’agent est un professionnel payé pour assurer la sécurité des occupants des lieux. C’est son métier et sa mission. S’il peut arriver de petits incidents, on peut aisément imaginer qu’une situation NE DOIT JAMAIS arriver : un désordre général et l’insécurité pour tous. Aussi, lors de son intervention dans la salle, alors qu’il eût dû témoigner complétement de la situation, une partie manque, celle où il annonce qu’il y a le feu, et ce parce que c’est l’amorce d’une image et d’un scénario qui provoquent trop d’émotion en lui, qui lui font horreur et qui l’attirent à la fois. Qui l’attirent parce que la panique générale signifie aussi pour lui la fin de son labeur, la dispense, la relâche de l’effort et la fin des tensions. Il manque donc. Il manque verbalement ce qu’il réussit d’autant mieux inconsciemment. À communiquer sa peur et son désir.
Le dernier point sur lequel nous désirons revenir concerne la confiance. La confiance dans le jugement de l’autre, dans sa capacité à bien juger d’une situation. Il nous semble que son manque fait le fond de toute entreprise de prévention. On va au devant parce qu’on a peur que l’autre ne soit pas suffisamment informé ou lucide pour affronter l’alcool, le tabac, les drogues ou le VIH. Mais, si ce manque est inéluctable dans la tentation de prévenir, il est aussi la marque certaine d’une forme d’amour. De l’amour inquiet que nous inspire la détresse d’autrui, par delà les indiférences de la conscience.
Promouvoir
Si la prévention dans la relation d’aide vise un objet négatif, on promeut ce que l’on veut défendre, ce que l’on a à offrir. Dans la plupart des cas la promotion va de soi, elle ne rencontre pas de problèmes particuliers puisque le sujet et l’objet s’accordent. Un acteur qui fait la promotion de son film passe volontiers à la télévision où il se remet en scène, évoque avec émotion les personnages, l’histoire du film et sa réalisation.
Il en est de même pour tous les objets de consommation dont on fait la promotion, par exemple au travers de la publicité ou lors des salons spécialisés. Le fabriquant est fier de son produit, il l’a pensé, il l’a conçu, il en est fier alors il l’expose, il le montre.
Les institutions médico-sociales, les lieux d’écoute, les espaces d’accueil et d’hébergement, les CMP, CMPA, IME, les associations d’entraide, bref tous ces lieux et organisations d’aide qui placent l’arrivant au centre du dispositif, peuvent-ils et doivent-ils d’une quelconque façon être placés en avant, être l’objet d’une promotion ? Et si oui, pourquoi et comment ?
La promotion des dispositifs d’aide existe. La promotion de numéros d’appel, pour lutter contre la solitude, contre les violences conjugales, pour arrêter de fumer, etc.
Et ce ne sont pas seulement des informations mises à la disposition du public, ce sont des campagnes qui vont au devant des usagers et anticipent leurs demandes. Comme pour la prévention, il s’agit d’un mouvement volontaire vers l’autre pour lui venir en aide.
Prenons un exemple. Notre voisin souffre de dépression, il ne travaille plus, vit seul enfermé, ne se nourrit manifestement plus correctement et peut-être boit-il. J’aimerais l’aider. J’aimerais lui offrir à manger, discuter avec lui, lui rapporter des légumes frais et pourquoi pas l’entrainer dans une balade. Oui mais j’hésite. Tout d’abord j’hésite parce qu’il ne m’a rien demandé. Et puis parce que j’ai peur de l’envahir et de lui communiquer cette simple idée que je pense qu’il va mal, que je vais mieux et qu’à ce titre je peux quelque chose pour lui.
Dois-je attendre qu’il me demande de l’aide pour la lui offrir ?
Dois-je au contraire aller au devant de sa demande et proposer mon aide ?
Dans les faits la situation est courante et se pose aussi aux institutions. Jusqu’où va la liberté de chacun face à sa propre santé ? Peut-on revendiquer le droit «d’aller mal» ? Et en conséquence devons-nous laisser chacun choisir de demander ou non de l’aide avant de lui en proposer ?
Nous allons caricaturer et vous demandons de nous pardonner pour les facilités de cette méthode.
Envisageons deux positions opposées : les non-interventionnistes (NI) et les interventionnistes (IN). Les NI se défendent en arguant de la liberté individuelle. Chacun est responsable pour soi-même et c’est offenser sa dignité que de lui offrir ce qu’il n’a pas demandé. Mais pour qui se prend l’offreur ? Les IN pensent au contraire que la souffrance psychique d’une personne est justement le signe d’une altération de ses capacités de jugement ou d’analyse, ou pour le moins une atteinte à son autonomie. Et qu’en conséquence il est recommandé de proposer de l’aide sous différentes formes et d’insister s’il le faut. Les IN sont par exemple farouchement opposés à l’euthanasie. Ce qui choquera le NI, persuadé que c’est confondre souffrance et maladie. Certains NI vont même jusqu’à penser que c’est le signe de la maladie mentale que de vouloir intervenir auprès des autres pour leur bien. Et qu’en conséquence tous les IN sont des malades mentaux.
Nous n’avons pas l’intention ici de trancher la question, ni de prendre position dans le débat qui oppose NI et IN. Nous aimerions nous contenter, dans cet espace de réflexion éthique autour de la santé mentale, prise au sens large, de nous intéresser au terme de souffrance et d’y développer un point de vue.
Quand on parle de souffrance on a coutume, pour la définir dans sa généralité, à l’opposer à la douleur, plaçant l’une du côté du mal physique, l’autre du côté du mal psychique. Douleur et souffrance suivraient la partition entre corps et esprit. Remarquons d’abord qu’il existe une douleur psychique. Nous parlons par exemple de la douleur dans le deuil. Pensons à la mater dolorosa. Gageons sans nous étendre ici en justifications que la douleur est une part du mal éprouvé qui ne peut être sublimé par le travail de la parole. Sa part réelle.
Concentrons-nous maintenant sur la souffrance. Il existe un vieil usage du mot qui nous semble pouvoir éclairer notre question. On dit, ou on disait, en parlant d’un envoi, d’une expédition en attente de parvenir à son destinataire ou d’être retiré(e) par lui, qu’il ou elle restait en souffrance. Colis, lettre en souffrance. Objet en souffrance. Objet qui n’a pu être acheminé à son destinataire. Qui n’a pas été appelé, nommé. Appelé par son nom. Appelé à réaliser ce à quoi il était destiné. Il nous semble que c’est justement très exactement ce qu’une personne en souffrance ressent : le sentiment de ne pas avoir réalisé ce à quoi elle était destinée. Que la souffrance est ce que ressent celui qui se sent appelé ailleurs sans que cet appel soit effectif. Et qui essentiellement attend qu’on l’appelle à devenir celui qu’il devrait être. Mais aucun devenir, croyons-nous, ne se réalise sans s’articuler à celui d’un autre. On ne peut se découvrir dans son désir qu’en s’accrochant au désir d’un autre, qu’en lui répondant, par le jeu des identifications, des identités et des différences.
Ainsi croyons-nous qu’en matière de santé mentale et face à la souffrance d’autrui il est requis non seulement d’offrir des services d’aide, d’écoute et d’accueil, de provoquer le désir chez le souffrant en lui présentant le désir de l’aidant, mais encore de réitérer l’offre. Et ce parce que la promotion d’un service d’aide responsabilise celui qui souffre et patiente dans sa souffrance, que son refus l’oblige à s’interroger et le prépare à recevoir et pourquoi pas à accepter une nouvelle offre, la même ou une autre sous une autre forme.
Pour ne plus ignorer que le propre de la souffance psychique est qu’elle est patiente par nature.
Question d’éthique.
JMV
(1) «Des sens opposés dans les mots primitifs», in Essai de psychanalyse appliquée, Freud, 1910